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Inédits

Fragment 56

̶ Quelle heure est-il ?

Était-ce le jour ? Était-ce la nuit ? Depuis combien de temps était-il là ? Il avait perdu toute notion de minutes, de jours, de mois. Peut-être cela faisait-il des années à attendre dans cette clarté toujours pareille, ou juste une matinée. Cela avait-il de l'importance ? Il était seul, pour qui cela aurait-il eu de l'importance ? Plus personne ne venait. D'ailleurs avait-il déjà rencontré quelqu'un depuis qu'il se trouvait là ? Il ne s'en rappelait plus. Mémoire vide, malade, un trou béant qu'il remplissait de souvenirs inventés, et ceux-ci disparaissaient aussi vite qu'il les créait.

Et le gouffre grandissait. De plus en plus profond, de plus en plus noir. Et il ne pouvait pas le regarder car l'abîme le terrifiait, puis l'attirait. Était-ce en s'y précipitant qu'il trouverait la paix, la fin, l'anéantissement de ce qu'il n'était plus ? Il refusait d'y penser. Pas encore. Bientôt peut-être, mais pas maintenant. Il avait le temps, l'éternité sûrement.

̶ Quelle heure est-il ?

Fragment n° 46

Assise en tailleur, je regardais l'horizon. L'horizon vide et immobile. Pourtant, je regardais, sans bouger, pendant des heures. Je n'attendais rien de spécial, je ne faisais rien de spécial, je restais là. Autour de moi, les choses bougeaient parfois, rarement. Un matin, je crois, un nuage a croisé mon regard, je l'ai fixé jusqu'à ce qu'il disparaisse en fumeroles de plus en plus ténues. Après son évaporation, pendant longtemps, il a tenu compagnie à mon esprit, puis il s'est étiolé ne revenant à ma conscience qu'en brefs instants trop courts. Une autre fois, il m'a semblé apercevoir un insecte, petit tâche noire voletant sur le gris du ciel. Je n'ai jamais su si j'avais rêvé, si mes yeux me jouaient des tours, fatigués de rester ainsi ouverts. Mais de ce petit point sombre, j'ai créé une multitude de choses et d'êtres. Il devint tour à tour, mouche en quête d'ordures, papillon déprimé du manque de lumière, ou robot-espion me filmant. Cette dernière invention exaltait mon imagination, on m'observait. Pour une raison inconnue, quelqu'un, quelque part, notait tous mes gestes, tous mes sourires, ou toutes mes larmes. Parce que de temps en temps, je pleurais. Comme ça, sans motif, mes larmes coulaient puis s'arrêtaient. Etais-je malheureuse ? Non, même pas. Je n'escomptais aucun évènement pour rompre ma monotonie ; sans buts, je ne pouvais souffrir. Au fond, je pensais que demeurer, peut-être, la dernière n'était pas si mal.

Hymen barbare

Bruit crissant d'un rasoir sur des os arrachés,

La lame glisse et coupe, entame le corps tendre.

Les sanglots du martyr que nul ne peut entendre

S'étouffent dans le sang et blessent les psychés.

 

Le tueur scrupuleux fignole ses péchés

Dans un geste parfait sur ces chairs qu'il doit tendre,

Afin de recueillir, et cela sans attendre,

Leurs substrats vitaux profondément cachés.

 

La victime avachie aperçoit incrédule,

Dans un brouillard de rouge, une ombre qui ondule,

Tandis que des doigts durs fouillent son abdomen.

 

Son âme disparaît sans tenter un reproche,

Promis de la faucheuse, il fête son hymen

Aux derniers sons d'un cœur ravi de sa fin proche.

Pluie, alcool et gueule de bois

La pluie tombe enfin. Dès les premières gouttes, je me suis précipité et je les laisse maintenant couler sur moi. Je savoure leur chaleur alors qu'elles m'enveloppent dans un cocon de béatitude. A peine, posées sur ma peau, elles s'évaporent pour retourner dans l'atmosphère et reprendre le cycle régénérant.

La bouche grande ouverte, je tente d'en avaler un maximum, elles me lavent de l'intérieur tout autant qu'elles nettoient mon enveloppe charnelle. Petit à petit, l'étau qui m'enserre le crâne se relâche, la douleur recule, mes nausées s'atténuent, je reprends des forces. J'ai l'impression de renaître, comme à chaque fois.

Et avec la renaissance, les souvenirs remontent. Des flashs des dernières heures. Kaléidoscope d'images qui se fracassent sur ma mémoire malade.

Une fille, dans la rue, qui m'invite. Je ne sais pour où et je m'en fous. L'occasion est trop belle. Tout comme elle sous sa crasse.

Un bar, endroit sordide qui pue la pisse, la sueur et le sperme. Mon nez remarque à peine ces effluves. Je veux juste arrêter de penser, me noyer dans la débauche, oublier le mal.

D'autres inconnus, des hommes et des femmes, sans âge, sans vie comme moi. Tous présents dans la même recherche de déchéance. Mes frères de souffrance. Je les enlace comme des sauveurs. Ils m'aiment ou me haïssent et je leur rends un sentiment semblable bientôt remplacé par l'indifférence.

J'embrasse une bouche froide qui me répond avide. Elle me fouille de sa langue, l'enfonce profond dans ma gorge, et je tente de la retenir, encore plus loin au fond de moi. Je ne sais même pas son nom. Qu'importe.

Dans la nuit et la fumée, les corps se mélangent, je ne me rappelle qui me prend, qui je prends. Seuls les accouplements sauvages et primitifs m'apaisent. Combien de fois ? J'en ai perdu le compte.

Je m'enivre de tout et de tous. Mon esprit m'échappe dans des brumes translucides de fureur et d'excès jusqu'à l'inconscience. Amnésie bienvenue de mes débordements sauvages.

Je me réveille au milieu des ordures, la main encore serrée sur un sein avachi. Je suis nu et collant de fluides divers, mes tempes battent la mesure d'une musique sortie d'un haut-parleur archaïque que personne n'a songé à éteindre.

A présent dehors, je respire à plein poumons, je me saoule de cette manne divine venue du ciel. Pour un peu, je tomberais à genoux pour remercier je ne sais qui. Comme tous ces éthylophiles décérébrés que je croise dans mes virées diurnes et nocturnes.

Mais je ne suis pas prêt à croire, ni à ça, ni à son contraire. Ce liquide vital qui m'arrive au gosier n'est que nature et remède. Remède contre mes pervers penchants aqueux.

Avant de recommencer.

L'indicible

Lorsque la cloche sonna, tous s'agenouillèrent en proie à la plus acide des peurs, le cœur battant si fort qu'il semblait pour chacun couvrir le son du tocsin maléfique.

Quand l'ombre s'allongea dans la grande salle, tous fermèrent les yeux, aux prises avec sa conscience devenue démon, et les ténèbres s'étendirent sans bruit dans la froidure des lieux sépulcraux.

Quand la bête fit son entrée, tous lancèrent la prière, et les jambes, et les bras, et les lèvres tremblèrent car chacun savait qui était le mal, et pourquoi il venait.

Quand il fut prêt et qu'il prit le premier, tous pleurèrent devant le sort injuste et chacun n'espéra que d'être le suivant et que cesse la cruelle assemblée.

Quand l'horreur fut rassasiée des âmes et des chairs, il se retira dans les murmures et les clameurs de l'enfer et dans les logis voisins, on devint sourd ou l'on tourna fou.

Quand le monde reprit forme, les squelettes rongés exposèrent leur nouvelle destinée de statues et nul n'osa encore s'égarer dans l'antique chapelle.

Désert meurtrier

Sable chaud sous les pieds, son feu est sa souffrance,
Un ciel trop lumineux sur un regard fermé,
Il progresse toujours, vers un but embrumé
Auquel il ne croit pas, pour lui nulle espérance.

Il se doit d'avancer, interminable errance,
Dans la soif, dans la faim, dans un air parfumé
Des effluves malsains d'un squelette abîmé ;
Il le jalouse un peu, rêvant sa délivrance.

Des pas vers l'inconnu, vaine fuite en avant,
Traqué, terrifié, fragile survivant,
Il craint des ennemis qu'il ne songe à combattre.

Il se sait sur sa fin, ses jours sont révolus ;
Résigné, l'esprit mort, il les laisse l'abattre,
Et sur le sol ocré, le sang n'est déjà plus.

Trois coups !

Trois coups !

Théâtre. Rideau. Applaudissements. Scène. Et moi. Et la pièce. Heureux. Sourire. La gloire. Enfin. Rideau.

Ai-je tort ?

 

Trois coups !

A ma porte. Un fan. Le fan. Pourquoi. Immobile. Je sais. Pars. Peur. Qui. Migraine. Mon double. Danger.

Dois-je ouvrir ?

 

Trois coups !

Trous béants. Corps. Revolver. Puanteur. Comprendre. Non. Mal. Hallucinations. Mes mains. Sales. M'enfuir. Courir. Cachette. Respirer.

Est-ce lui ?

 

Trois coups !

Feux d'artifice. Lumière. Flash. Réminiscences. Déni. Orage. Éclairs. Pluie. Purification. Rentrer. La retrouver.

Dois-je rire ?

 

Trois coups !

Plaies. Couteau écarlate. Rouge. Noir. Sang partout. Ténèbres dans ma tête. Elle. Ma femme. Belle. Moche. Morte.

Est-ce moi ?

 

Trois coups !

Matraque. Flics. Douleur. Inconscience. Apaisement. Bien-être. Prison.

Qu'ai-je fait ?

 

Trois coups !

Le juge. La cour. Le silence. Le bruit. Reproche. Sentence. Condamnation. Incompréhension.

Dois-je mourir ?

 

Trois coups !

L'aiguille. Rater. Recommencer. Dans mon bras. Encore. Et encore. Pour faire trois. Toujours trois. Lui. Moi. L'autre. Souffrir.

Suis-je mort ?

Noël vermillon

Un sapin vermillon, sa maison décorée,
Lumières au balcon, la vie en feux ardents
Qui brillent les flocons et les pas imprudents
De tous ceux en retard à l'antique curée.

Le pérégrin* exclu de la fête sacrée
Guette ces réveillons, ermite dissident,
Dont les sens en éveil  attendent l'incident,
Exquise occasion d'une nuit éthérée.

L'innocent enfançon, au regard ébloui,
Dans le linceul laiteux, s'amuse épanoui,
Ignorant de cette ombre au ténébreux dessein.

L'inéluctable mort, vers sa proie aimantée,
Oriente son pas, frappe au niveau du sein,
Et laisse, dans son dos, la neige ensanglantée.



* pérégrin : voyageur, nomade, étranger

Promenade d'octobre

La brume s'accroche en toile fine aux arbres blanchâtres. La rosée perle sur les feuilles et parfois goute, surprise sur les membres nus de Luc. A chaque fois, il sursaute, sorti de ses pensées. Depuis de longues minutes, il progresse. A son départ, la nuit stagnait encore sur les cimes. Maintenant, l'aube pointe, les premières lueurs d'un soleil de fin octobre rosissent les frondaisons déjà multicolores et les oiseaux entament leurs mélodies.

Luc réfléchit et savoure l'instant. C'est dommage qu'il ne profite pas plus souvent de la forêt. Une résolution du moment, il reviendra régulièrement. L'air frais gorge ses poumons, les odeurs d'humus et de végétation mouillée emplissent ses narines. Petite bulle de bien-être dans sa vie compliquée.

Mais il n'a pas de temps à perdre. L'horloge tourne, il doit rentrer pour 8h30. Le trajet est encore long. Avec un peu de chance, il retrouvera l'endroit rapidement. Il en doute. La dernière fois date de plusieurs jours et il faisait nuit. Le hasard l'y avait conduit, la raison l'avait ramené, mais chaque chêne se ressemble.

C'est la rivière qui va le guider. Il l'avait suivie précédemment avant de bifurquer à un méandre, un virage en épingle coupé d'un barrage de branchages que l'eau éclaboussait, repère aisément identifiable.

Ensuite, il lui suffisait de continuer en ligne plus ou moins droite. La clairière devait se trouver derrière une petite éminence. Sa clairière ! Un espace vert d'herbe douce, parsemé de petites fleurs bleues aux senteurs délicates, dernier cadeau d'un été sur sa fin. Il y avait entendu une chouette trois jours avant. Il souhaitait la réentendre.

Naïvement, il espérait être le seul à connaître ce petit lieu magique. Il ne croyait pas vraiment au surnaturel, mais le cercle de pierres sombres donnait une note hors de la réalité à l'endroit. Sans même y songer, il pouvait imaginer des sabbats de sorcières à la pleine lune ou des démons invoqués par un sataniste. Un charme supplémentaire pour son esprit fécond.

Lorsqu'il atteint le haut du talus, il s'arrête quelques secondes, hume l'atmosphère. Quel bonheur d'avoir découvert tout cela. Courant presque, il se précipite au centre, juste au milieu de l'anneau rocheux, puis s'assied. Il a encore un peu de temps devant lui, autant en profiter. Qui sait, peut-être qu'une jolie fée viendra lui rendre visite. Il sourit à cette idée loufoque. Ses mains se posent sur la terre humide, en prennent une poignée, la malaxent, puis la portent au nez pour la renifler, des effluves de nature qui le ramènent à l'aube des temps, à l'époque où l'homme et la bête faisaient encore un.

Avide, il se met à creuser un sol récemment fouillé.

Elle doit y être encore, à l'attendre. Sa mie, son amour, celle qu'il aimait plus que tout, qu'il aime pour l'éternité. Il l'enterrera à nouveau ensuite, rassuré de l'avoir revue. Elle restera ainsi à jamais sienne, sans plus penser à partir, dans cette nouvelle demeure où sa voix n'aura plus que lui comme interlocuteur.

Le chasseur

Son dépeçoir en main, il erre au crépuscule,  

En quête de gibier pour calmer un désir  

Qui l’entraîne la nuit, en un rare loisir, 

Dépecer l'inconnu dans un jeu ridicule. 


Il aime cisailler une chair qui macule,  

D'un sang chaud et poisseux, l'homme en train de gésir ; 

Autant que ses habits, imprégnés par plaisir ; 

Il jouit son final puis, enfin, émascule.  


Le sommeil, pour un temps, lui sera savoureux,  

Peuplé de visions aux tons rouge ou cendreux  

Qui ravissent ses sens d'une extase infinie. 


Mais reviendra bientôt, la pulsion, son secret ; 

Il aime cet état, faire offre d'agonie ; 

Il est ainsi, chasseur, sans remord, sans regret.

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